mercredi, juillet 19, 2017

Okja de Netflix : le cauchemar des exploitants devenu réalité


Chaque année, le Festival de Cannes sert de révélateur de l'état du cinéma mondial. La manifestation cannoise a le grand mérite de réunir tous ceux qui constituent la planète cinéma : les professionnels, les médias du monde entier, les inconditionnels (dits aussi cinéphiles), et en arrière-plan le grand public (non invité mais autorisé à suivre la montée des marches au JT d'un oeil distrait).

Si les années se suivent et ne se ressemblent pas forcément, ce sont les éditions qui déclenchent un scandale qui marquent le plus les esprits. Tout le monde se souvient de la présentation à Cannes de l'Avventura en 1960 (Michelangelo Antonioni), de La Grande bouffe (Marco Ferreri, 1973), ou plus près de nous de Crash (David Cronenberg, 1996) ou Antichrist (Lars Von Trier, 2009).

En 2017, la Festival de Cannes aura réussi à renouer avec cette tradition, qui pour le coup a plutôt pris la forme d'une polémique. "Rien de tel pour attirer le chaland et faire de la publicité gratuite", pourrait-on dire, à la différence près que cette fois-ci les distributeurs de films et les exploitants de salles de cinéma se seraient bien passés de la frayeur qui leur a été causée.

A l'origine de tous ces tourments, deux films sélectionnés en compétition officielle : The Meyerowitz Stories, de Noah Baumbach, et surtout Okja, le nouvel opus du réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho. Deux films portant l'étiquette (infamante pour certains) du spécialiste mondial de la SVOD : Netflix.

Quand Thierry Frémaux, le sélectionneur en chef du premier festival mondial, a placé en sélection officielle ces deux films, il ne se doutait pas qu'il ouvrait la boîte de Pandore. Selon ses déclarations, au moment de faire son choix, il avait encore espoir de voir ces films sortir en salles, mais face au refus de Netflix et étant donné la réglementation contraignante en vigueur en France (un délai de trente-six mois entre la sortie en salles et la diffusion sur une plate-forme de streaming de type SVOD), le sélectionneur s'est retrouvé coincé (au point d'amender le règlement du festival pour éviter tout blocage de la sorte à l'avenir).



Le cochon géant Okja tombe d'un camion avec Mija à sa suite.

Trop tard, le mal était fait. Okja est reparti de Cannes bredouille (le moindre prix aurait été très mal venu dans le contexte), le film est "sorti" sur Netflix le jour prévu (28 juin), et les rares exploitants courageux qui avaient prévu de projeter le film dans leurs salles se sont rétractés (en dehors de quelques séances dans le cadre du festival SoFilm, et du Méliès à Montreuil, dont le directeur artistique Stéphane Goudet a courageusement maintenu l'unique séance gratuite). Au final, le film a en grande partie raté son public, Netflix a sauvegardé son modèle économique, et les exploitants ont préservé leur gagne-pain grâce à la fameuse chronologie des médias à laquelle ils sont si attachés. Mais combien de temps cette situation pourra-t-elle durer ?

La stratégie des exploitants (dont la survie est liée à l'exclusivité des films qu'ils projettent) va dans le même sens que celle des distributeurs indépendants, comme le déclare Jean Labadie, dirigeant de la société Le Pacte. Tous pensent haut et fort que le cinéma se découvre d'abord sur un grand écran, et ils n'ont pas forcément tort. Tant que les films seront produits pour les salles de cinéma, les voir sur un écran de télévision ou pire sur une tablette ou un ordinateur ne rend pas justice au travail des créateurs. D'ailleurs, Bong Joon-ho l'a lui même déclaré au quotidien Le Monde : "Le meilleur moyen de voir un film, c'est sur un grand écran." Avant d'ajouter : "Mais pour ça, il faut avoir les moyens de le faire."

Certains ne manquent pas de brandir l'argument du piratage, dont le cinéma serait victime, et si le phénomène a participé à la chute de fréquentation des salles obscures dans certains pays (comme en Espagne, qui comptait 127 millions de spectateurs en 2005 contre 78 millions en 2013), il n'empêche pas des exploitants comme MK2 d'acheter des salles dans la péninsule Ibérique et d'envisager une expansion européenne. Signe de la vitalité d'un secteur encore loin d'être sinistré.




La complicité entre Mija et Okja, le coeur du film.

Pour l'instant, le grand gagnant de cette histoire reste Netflix qui a désormais trouvé la formule magique pour étendre son emprise mondiale : "des contenus locaux pour une audience globale". Un article récent du site TheWrap indique que le succès d'Okja a permis à la plate-forme d'augmenter sensiblement le nombre de ses abonnés en Corée du Sud. Nul doute qu'une histoire ancrée dans l'imaginaire asiatique, truffée de références au cinéma asiatique en général (et japonais en particulier, n'est-ce-pas Totoro ?!), plaira à un public international, avide désormais de manga et autres anime. Certes, le but est de rapporter toujours plus d'argent, mais la méthode Netflix est plus subtile.

Face à l'uniformisation du cinéma commercial hollywoodien, dont la force de frappe ne suffit pas toujours à générer des recettes mirobolantes dans le monde entier, l'industrie du cinéma a également senti le vent tourner. Mais quand Hollywood se contente d'inclure des acteurs asiatiques dans ses blockbusters à super-héros pour faciliter la pénétration du marché (en Chine notamment), Netflix va plus loin et permet à l'un des cinéastes les plus passionnants du moment de donner vie au film de ses rêves. Une carte blanche (et un droit sur le final cut) dont le réalisateur n'a pas manqué d'user en toute liberté : son film contient un fort message anti-establishment et pro-animaliste. N'y voit-on pas une Tilda Swinton en double dirigeante ridicule d'une firme calquée sur Monsanto ? Et des militants véganes faisant partie de l'ALF (Animal Liberation Front), une milice créée en 1979 en Grande-Bretagne dont le but est d'abolir tout forme d'exploitation animale et dont les actions ont parfois été taxées d'éco-terrorisme ?

Et si Netflix (et d'autres acteurs comme Amazon) continuent de rendre service aux cinéastes en leur donnant des moyens qu'ils ne trouvent plus ailleurs, ne serait-il pas logique de les en féliciter en leur donnant le droit de montrer leurs films dans de meilleures conditions ? Cette politique va-t-elle faire réagir les grands studios en leur donnant envie de renouer avec des films plus adultes et plus intelligents ? On peut toujours rêver.

Alors, de quoi l'avenir sera-t-il fait ? Difficile d'y répondre aujourd'hui. Alors autant exprimer des voeux : ne pourrait-on faire évoluer la législation pour aller vers une plus grande complémentarité entre salles de cinéma et petit écran ? Il est grand temps d'encourager les jeunes générations à découvrir leur patrimoine cinéphilique en s'adaptant justement à leur façon de consommer les images. Sans doute est-il possible de trouver un compromis pour rendre la culture plus accessible tout en préservant le pré carré des salles de cinéma. C'est dans cette direction que souhaite aller le sus-cité Stéphane Goudet dans une tribune à lire sur le site de Télérama.

Ne pourrait-on imaginer de découvrir en salles des oeuvres conçues pour le petit écran (comme ce fut déjà le cas en de rares occasions) ? Déguster les nouvelles saisons de Top of the lake (Jane Campion) ou de Twin Peaks (David Lynch) sur écran géant, avec toute une communauté de fans, cela ouvrirait des perspectives inédites ! Et permettrait de briser l'isolement de l'expérience télé.

En attendant, ceux qui aiment le cinéma n'ont jamais eu autant de façons de l'apprécier que de nos jours. Alors que les fans du grand Bong Joon-ho se réjouissent. Ils peuvent dès à présent regarder Okja dans leur salon, se délecter de l'excellent Memories of murder, repris en salles, et revoir The Host ou Mother en DVD ou SVOD. Enjoy !!




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