Apprécier un bon film n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. Encore faut-il s'entendre sur l'objet du délit : qu'est-ce exactement qu'un "bon film" ? Sans s'engager dans une définition de
ce qui fonde la valeur intrinsèque d'une œuvre d'art, disons simplement que
pour être en mesure d'élever tel tableau, tel morceau de musique, tel film au
rang "d'œuvre d'art digne d'intérêt", il faut qu'un consensus se
dégage, que suffisamment de gens dans le monde estiment comme vous et moi que
c'est le cas, oui ce film est un chef-d’œuvre. À partir de combien de personnes
? L'inclusion dans Wikipedia ou dans les dictionnaires est-elle une valeur sûre
? L'avis de votre neveu de 8 ans compte-t-il ? Ou est-ce plutôt l'empreinte
laissée dans la mémoire collective qui joue (là aussi, celle-ci demeure
relativement subjective). Pour aider le commun des mortels à y voir plus clair,
les magazines anglo-saxons et des institutions comme le BFI s'amusent à établir
et à mettre à jour régulièrement de multiples listes des meilleurs films de
tous les temps (dont celle-ci ou celle-là).
Certes, cela permet de se faire une idée quand on prend en perspective toute l'histoire d'un art, le septième en l'occurrence. Mais que faire quand un film vient de sortir ? Faut-il se fier aux personnes payées pour aller voir des films et donner leur avis dans les médias ? Faut-il risquer de perdre ses 12€ ou d'être dégoûté de s'être engagé mensuellement ? On s'aperçoit en scrutant l'histoire du cinéma que le passage du temps est un facteur indispensable pour jauger de l'impact et de la qualité intrinsèque d'une œuvre cinématographique (c'est bien entendu le cas dans tous les arts). Nombreux ont été les grands films à avoir été vilipendés à leur sortie. Dans ce domaine, Stanley Kubrick est un bon exemple, chaque nouvel opus se voyant jeté aux orties à sa sortie avant que la patine du temps ne fasse son travail de réévaluation. On pourrait aussi parler de réalisateurs à la mode à une époque dont on a fini par oublier le prénom (je ne citerai personne) ou d'autres carrément tombés dans les oubliettes de l'art numéro 7 (pas 007, lui ça va !)
En dehors du recul du temps (qui permet de mieux apprécier une œuvre dans certains cas, mais aussi de constater avec le recul des défauts rédhibitoires dans d'autres), qu'est-ce qui fait qu'on peut décréter qu'un film est bon ? Quels sont les critères (objectifs, subjectifs) à retenir ? Au risque de voir sa perception faussée, faut-il lire les critiques avant de voir un film ou au moins se baser sur les fameuses étoiles décernées pour choisir nos prochains spectacles ?
L'auteur de ces lignes se trouve assailli par toutes ces questions à l'occasion de la sortie de Blade Runner 2049, le nouveau film de Denis Villeneuve. On peut prendre ce film comme un cas d'école. En effet, le projet cumulait dès le départ tous les handicaps possibles :
- venir après Blade Runner (l'original date de 1982), un film ayant mis plusieurs années pour accéder au statut envié de "chef-d’œuvre" (plongez-vous dans les critiques de l'époque, c'est plutôt amusant tant le décalage est flagrant, par exemple ici),
- renouveler le genre du film d'anticipation (c'est ce qu'avait fait le premier film en se basant sur le roman de Philip K. Dick, à tel point qu'il avait généré un mouvement, le cyberpunk), c'est donc ce qu'on peut raisonnablement attendre du nouvel opus,
- déjouer les attentes pour tuer dans l'oeuf le syndrome du "c'était mieux avant",
- déjouer les attentes pour contourner la défiance du public vis-à-vis des innombrables suites dont Hollywood fait son sel depuis longtemps (mais d'une façon beaucoup plus visible ces dernières années pour cause de raréfaction de projets originaux),
- marquer les esprits en montrant notre futur tel qu'il pourrait être.
Cette liste pourrait s'allonger tant les défis imposés au réalisateur canadien étaient nombreux. En prenant cette approche rationnelle, on peut tenter de jauger de la qualité du film par le menu, point par point. Et la tentation de répondre par la positive dans chaque cas est grande.
Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'excellence visuelle et sonore du film, tout à fait dans la lignée de l'opus de Ridley Scott, ainsi que la volonté de limiter au maximum les effets numériques pour privilégier l'aspect réel et tangible du futur dépeint. Un futur d'ailleurs tout à fait crédible, tant les ravages infligés à la planète par l'homme, tels que nous les constatons chaque jour, semblent tirer l'humanité tout droit vers un avenir fait de grisaille, de poussière, un monde dont la nature a été bannie, et où les animaux ont disparu (notons que ce thème de la destruction de la Terre était déjà présent dans le roman de Philip K. Dick, sorti lui en 1968, mais causée par une guerre nucléaire). Un monde dans lequel le virtuel a pris une place prépondérante, la petite amie numérique de K, joué par Ryan Gosling, nouant avec lui une relation d'empathie saisissante.
Dans le Blade Runner original, le test Voight-Kampff permettait de dissocier les humains des Réplicants en testant leurs réactions à l'énoncé de certaines phrases. Dorénavant, une nouvelle génération d'androïdes a fait son apparition, plus faciles à identifier et à contrôler (en apparence).
La question "qu'est-ce que c'est qu'être humain" se pose à chaque instant dans Blade Runner 2049. C'est donc un film à grand spectacle "qui pense", un blockbuster cérébral, rare en scènes d'action, tout à fait dans la lignée de son modèle.
Autre effet troublant, il est curieux de constater que les critiques qu'on adresse au nouveau film sont du même ordre que celles auquel avait droit celui de Ridley Scott il y a trente-cinq ans : un manque d'émotion, un univers froid et antipathique, un scénario limité et sans profondeur, "un bel écrin mais un peu vide", dixit Jean-Pierre Lavoignat.
Là encore, un examen minutieux permet de faire le constat inverse. L'émotion n'est pas absente de Blade Runner 2049. Elle est cachée. Ce ne sont pas des torrents de larmes (on peut toutefois assister lors d'une scène magnifique à de majestueuses chutes d'eau), mais de subtils mouvements intérieurs. Sans trop en dire, le sacrifice d'un des personnages pour un autre est tout à fait troublant, et le jeu minéral de Ryan Gosling ne manque pas de se fissurer à plusieurs reprises, ce qui donne l'occasion d'apprécier l'intensité dramatique dont il est capable.
Au jeu de la critique rationnelle, sur chaque point, le film de Denis Villeneuve sort grand gagnant. Sa vision du futur est originale, le scénario reprend et relance brillamment l'action plusieurs décennies après les faits du premier film, l'esprit du roman et du premier opus est préservé, et retrouver Harrison Ford et Sean Young ne fait qu'accentuer l'impression de retrouvailles trop longuement différées.
Seule ombre au tableau : le casting. Dans le premier film, Ridley Scott avait eu la bonne idée de choisir (en dehors de l'interprète d'Indiana Jones et Han Solo) des acteurs relativement inconnus, ce qui permettait de s'identifier fortement aux personnages. Denis Villeneuve n'a pas entièrement choisi cette voie puisque le rôle du lieutenant Joshi aurait gagné à être joué par un ou un(e) nouveau(elle) venu(e), le jeu de Robin Wright peinant à effacer ses rôles récents. Quant au rôle de Neander Wallace, le fabricant de Réplicants, le réalisateur canadien rêvait de le donner à David Bowie, mais son décès début 2016 l'en a empêché. Et c'est bien dommage car Jared Leto souffre dans ce rôle d'un manque de charisme patent.
Malgré ces quelques critiques accessoires, parions que Blade Runner 2049 fera date dans l'esprit des spectateurs du monde entier et aura permis aux jeunes générations de découvrir le roman et le premier film. Espérons toutefois que le futur qu'il nous propose restera une pure vision de l'esprit.
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